Mario frappe du poing sur la table. Ses deux principaux acolytes, Dédé et Manu, installés au bar de la résidence, se retournent vivement, inquiets pour la suite. Quand Mario, leur chef, tape du poing, c'est qu'il est excédé au plus haut niveau. Plus souvent qu'autrement, c'est un gars calme, réfléchi et calculateur. Manu est le plus troublé par la sortie de Mario car c'est lui qui a amené Bobby pour le job de chauffeur. Ils doivent attaquer une banque dans quelques jours. Le temps presse.
Bobby est totalement figé. Il n'a jamais pris qu'on lui parle sur ce ton. Ceux qui ont essayé l'ont toujours regretté. Même quand il était en dedans, son côté hargneux et ses règlements par les poings l'avaient fait craindre des autres prisonniers. Mais là, il voit dans le regard de Mario qu'il est mieux d'avaler la pilule.
Bobby n'hésite qu'un bref instant pour répondre. Il veut ce job par dessus tout. S'il l'a, il aura plein de fric, il pourra épater les copains et Nancy restera avec lui. Il la sent lui échapper et ça il ne peut le supporter.
Au bar, Manu respire un peu mieux. Lui aussi l'a échappé belle. Il a bien vu le regard en coin que lui a fait Mario. S'il avait fallu que la rencontre tourne au vinaigre, il en aurait porté la responsabilité. Mario ne l'aurait pas tué, c'est pas ça. Mario ne tue pas; il fait pire. Il fait circuler ton nom et plus aucun réseau digne de ce nom ne veut de toi. Tu redeviens un minable juste bon pour des petits coups foireux.
Il y a deux jours, Manu avait brossé à Mario un rapide portrait de Bobby. "Un nerveux, genre petit coq de basse-cour qui monte sur ses ergots pour moins que rien. Mais derrière un volant, là, tu peux me croire, c'est tout un crack. Pour les virages pied au fond et les dérapages contrôlés, c'est le gars qu'il nous faut. Il va bien remplacer Ric."
Ric, immobilisé au Mexique par une grave infection virale, est leur chauffeur habituel.
Faire une banque sans bavures, c'est une manche importante à gagner, mais fuir rapidement, c'est remporter le match. Ric, avec sa sûreté au volant, remportait la finale à tout coup.
Manu avait pourtant averti Bobby de fermer sa petite gueule de prétentieux. "Attends après l'entrevue, se dit-il, je vais te faire voir comment j'explique plus clairement mon point de vue!"
Mario est calmé. Les grandes gueules du genre de Bobby le font devenir colérique rapidement. Il en connaît d'ailleurs la raison mais c'est chaque fois pareil, il ne peut retenir son agressivité. Son petit frère, Marcello, était du même genre que Bobby et il est maintenant six pieds sous terre. Une bataille de ruelle à la sortie d'un bar parce qu'un gars avait trop reluqué sa blonde. Combien de fois Mario a tenté de lui mettre du plomb dans la tête mais c'était peine perdue. Marcello était comme le père, un chien enragé qui mordait sans raisons. Lui, Mario, tient plus de sa mère un tempérament froid et calculateur. C'est pour ça qu'il est toujours en vie et à la tête d'un trio de braqueurs de banques et de bijouteries.
Bobby se dandine sur place, attendant que le chef reprenne la parole. Il aimerait fumer mais n'ose pas demander la permission. Il imagine la tête de Nancy quand il lui apprendra qu'il a été choisi par Mario. Elle qui rêve de fourrures et de voitures de luxe va être servie. Avec ce job, Bobby est sûr de la garder. Nancy aime trop l'argent et ce qui vient avec: drogues de qualité supérieure et soirées folles qui se terminent à l'aube. Il la tient bel et bien. Il va jouer avec elle comme le chat avec la souris et il la laissera tomber quand lui le décidera Il aura ainsi sa revanche sur toutes les humiliations qu'elle lui a fait subir.
Mario se lève et se dirige vers Bobby. Sa démarche est aussi silencieuse et ondulée que celle d'un félin.
Sur un geste de Mario, Bobby s'assoit sur un fauteuil de cuir véritable qu'il avait remarqué comme le reste du mobilier. "C'est ça avoir de la classe", pense-t-il. Il regrette aussitôt d'avoir choisi ce fauteuil; ses pieds touchent à peine le sol et il se sent diminué encore une fois par sa petite taille. Est-ce que Mario est conscient de son trouble? Bobby, mine de rien, tente de se placer sur le bord du fauteuil. Sa tentative est tellement visible et malhabile que les trois hommes, qui n'avaient rien remarqué, percent alors le malaise de Bobby. Manu se met à rire, bientôt suivi par le gros et grand Dédé. Le teint de Bobby vire au cramoisi sous l'effet de la honte et de la colère. Seul Mario ne rit pas. Il semble attendre la suite. Bobby se sait coincé; il voudrait bien faire ravaler à Manu et Dédé leurs rires moqueurs mais alors, adieu le job. "Fais pas le con, fais pas le con, se répète-t-il à plusieurs reprises. Dis-toi que c'est un test pour voir si tu peux rester calme. Ris avec eux."
Bobby s'installe confortablement dans le fauteuil en laissant pendre dans le vide ses courtes jambes. Il voit, au regard de Mario, qu'il a eu la bonne répartie. Intérieurement, il bout autant mais ça ne lui paraît plus dans le visage.
C'est Dédé le silencieux qui prend la parole.
Dédé se lève et se délie les muscles. C'est rare qu'il parle autant. Son admiration pour le cerveau de Mario date du premier succès de leur trio lors d'un braquage à une Banque Royale. Une réussite totale parce que tout avait été pensé dans les moindres détails par Mario. Il repense souvent à ce premier coup organisé et au sentiment de puissance qu'il a eu à voir les enquêteurs patauger pour trouver un début de piste.
Il reprend la parole, voulant transmettre à Bobby l'intérêt qu'il y a à faire partie d'une organisation, plutôt que de tout faire seul avec le risque de rater parce qu'on analyse pas assez ce qui peut arriver comme imprévus et comment y faire face. Dédé a une mauvaise impression depuis que Bobby est là. Il regrette la perte de Ric. S'il pouvait décider seul, il renverrait cette demi-portion vite fait. Mais leur prochain gros coup est prévu pour dans trois jours. Dédé n'a pas confiance en ce jeunot, mais il a une confiance aveugle en Mario et Manu.
Les yeux de Bobby sont semblables à ceux d'un enfant à qui on offre le cadeau dont il rêvait. Il entend toujours Dédé qui explique, mais en même temps, il imagine la tête de Nancy lorsqu'il lui apprendra qu'une équipe de professionnels est venue le chercher, lui Bobby, pour ses qualités de chauffeur. Il veut remplacer ce Ric que Manu lui a tant vanté. Il va tellement leur en jeter plein la vue que c'est Ric qui aura l'air d'un novice comparé à lui.
Pendant que les pensées de Bobby vagabondent en tout sens, Mario explique tous les détails de la poursuite simulée qui servira de test pour embaucher ou non Bobby. Des complices à eux joueront le rôle de policiers. Il y aura un élément de surprise en cours de route et ce sera à Bobby de tirer son épingle du jeu.
Bobby s'aperçoit tout à coup du silence qui s'est installé dans la pièce. On semble attendre qu'il prenne la parole, mais comme il était perdu dans ses pensées, il a oublié d'écouter les derniers propos. C'est le chef qui le sort d'embarras d'une façon brutale.
Mario se lève; c'est le signal que l'entrevue est bel et bien terminée. Bobby flotte dans les nuages, même s'il ne sait pas en quoi consiste le test. Il n'a rien à craindre; aucune voiture ne résiste à ses mains d'artiste et aucune route, aussi sinueuse soit-elle, ne lui fait peur.
Le soir tombe. Manu, Dédé et Bobby vont dans les Laurentides, là où les routes parallèles donnent des sueurs à ceux qui n'ont pas d'assurance au volant. Là où les voitures de flics brillent par leur absence. C'est le terrain de pratique de simulation d'une fuite. Bobby vient de comprendre ce qu'il n'a pu entendre comme paroles dans le bureau. Manu est dans le siège passager et vient de lui dire qu'à date, c'est du gâteau et que tout se déroule bien. Bobby se rengorge. Il voit apparaître, dans le rétroviseur, une Chrysler bleue qui vient d'une intersection. Manu l'a aussi vue; c'est la voiture convenue.
Bobby enfonce l'accélérateur. Il exige de la Pontiac tout le jus qu'elle a. Rapidement, il prend de la distance; c'est tellement facile pour lui. Dédé, assis derrière, lui tape sur l'épaule. Bobby est heureux de cette marque d'estime pour son talent. On le reconnaît enfin.
Soudain, une autre voiture, celle-là aussi convenue d'avance et surgie de nulle part, se dessine subitement devant Bobby. Le choc des ferrailles est atroce à entendre et ne pardonne rien.
C'est la surprise dont avait parlé Mario et que Bobby, tout à ses rêves de gloire, n'avait pas entendue.
Le novice a raté son examen de passage.
Depuis un an que Nicole est entrée dans ma vie, c'est la sixième fois, au moins, que je lui répète les mêmes phrases. Je vois bien, à son attitude fermée, que je m'adresse encore à un mur. Je n'en peux plus de faire attention à mes paroles et à mes gestes chaque fois qu'un membre de sa famille vient la visiter. Je me dois de l'ébranler suffisamment pour qu'elle bouge. Je préférerais, de beaucoup, la prendre dans mes bras et la cajoler, mais ça ne réglerait pas son problème, qui est devenu le mien, puisque je l'aime.
L'image que me renvoie Nicole est tellement drôle que j'éclate de rire. Je me lève et je la prends dans mes bras. Mon rire est si communicatif que nous voilà, toutes les deux, à se tordre et à se tenir les côtes. "Bzz! Bzzz!" que je lui fais, en lui tournant autour et en lui disant qu'elle est Jacques et que moi, je suis elle. Notre petit jeu nous détend. C'est toujours ainsi. J'aime l'humour de Nicole. Plus la situation est émotive, plus elle se sert de son humour pour dédramatiser. J'aime Nicole.
Dehors, un soleil éclatant nous attendait, comme pour nous dire de ne pas trop s'en faire avec les problèmes de la vie. Que le temps nettoyait tout, bien mieux que les cols bleus de la ville ne le faisaient ces temps-ci. Nicole et moi, on devait constamment regarder par terre où l'on posait les pieds; un nid-de-poule n'attendant pas l'autre.
J'étais justement en train de chialer sur nos services publics quand notre voisine de palier, madame Lavallée, nous aborda.
Madame Lavallée, c'est le phénomène de notre rue. Elle y est née, elle a acheté la maison de ses parents qui voulaient aller finir leurs jours à la campagne et elle y a élevé toute sa marmaille. Il ne lui reste plus qu'une jeune de seize ans à mettre sur les bons rails. Après, elle pourra pleurer tout son soûl la mort de son mari, survenue il y a deux ans. Un accident bête à l'usine où il travaillait depuis vingt-cinq ans. Il y a eu enquête et beaucoup d'argent; c'est pas ça qui lui a rendu son cher disparu mais il y a eu de la bouffe sur la table tous les jours.
Avec cette voisine, les cartes ont été claires dès le début. Elle savait qu'elle s'adressait à un couple de femmes. Elle nous l'a demandé carrément dès notre première rencontre.
Depuis cette rencontre, Nicole, qui a dix ans seulement de plus que Céline, la fille de madame Lavallée, fait un peu, beaucoup, partie de leur maisonnée. Céline confie certains de ses secrets de jeune adulte à Nicole, qui peut plus facilement se mettre dans sa peau que sa mère ou moi qui ai sept ans de plus que Nicole.
Nicole et moi reprenons paisiblement notre balade vers le fleuve par de petites rues. On en profite pour regarder les maisons parce qu'on pense acheter un duplex l'automne prochain. Sur ce sujet, comme sur beaucoup d'autres, Nicole est volubile. En même temps que ça me rassure de l'entendre parler, je me dis qu'elle parle et parle pour m'empêcher de revenir sur le sujet qui me préoccupe tant.
Nicole voit bien que je participe peu, qu'elle monologue seule plus souvent qu'autrement et que je lui réponds par monosyllabes. Elle sait l'acharnement que je peux mettre quand je décide que je veux aller au fond d'une chose. Ce midi, la prestation de ses parents a été la cerise sur le sundae. Comme on dit, la coupe a débordé. Nicole est consciente que je vais enfoncer le clou et que le "ça passe ou ça casse" va être mis en pratique. Ce matin, ses parents ont dépassé la mesure.
Ils sont entrés, ont embrassé leur fille puis m'ont serré la main. C'est toujours comme ça que ça se passe. Après tout, je ne suis qu'une amie co-locataire qui partage le logement! De toute façon, Nicole m'a dit qu'ils embrassaient peu dans sa famille. Sa mère, à qui rien n'échappe, a vu que les draps du lit dans la chambre, qui est celle de sa fille, étaient tout en désordre. Elle a noté que le lit de ma chambre était fait et elle a eu une remarque suave à l'endroit de sa fille.
Son mari avait renchéri en disant à sa fille que le gars qu'elle épouserait aurait intérêt à être de la catégorie "homme rose".
J'aurais tant aimé leur envoyer, à leurs faces d'hypocrites, le plaisir qu'on avait eu à mettre les draps sans dessus dessous. Le bonheur que ces mêmes draps abritaient nuit après nuit. Mais j'aurais fait mal à Nicole et ça, il n'en était pas question.
Puis ils avaient mangé avec nous, tentant le plus possible d'ignorer ma présence et mes commentaires, tandis que Nicole, elle, faisait tout ce qu'elle pouvait pour m'intégrer à la conversation. Enfin, conversation, le mot est mal choisi! Dans le cas de ses parents, c'est plutôt le mot rabâchage qui conviendrait.
Tout y a passé! Les assistés sociaux, les athées, les immigrants, le sida, les capotes dans les écoles, les skins, les stéroïdes anabolisants, les Indiens et le référendum. Dans l'ordre ou dans le désordre; je ne me rappelle pas trop! Tout, comme je vous dis!
Tout, sauf l'homosexualité! Ce sujet-là, il le laisse à Jacques, leur fils aîné, le porte-parole de leur étroitesse d'esprit. Peut-être que c'est parce qu'ils ont de la misère à bien le prononcer! Ou bien parce qu'ils ont peur. Nicole est la seule célibataire de la famille; tous les autres ont divorcé, même Jacques, pour violence conjugale.
C'est ce matin seulement que j'ai senti tout le courage de Nicole pour supporter une famille semblable. Pour ce courage, je l'admire. Moi, ça a été facile; je viens d'une famille où l'ouverture d'esprit va de soi, où le bonheur de ses membres, c'est ce qui compte le plus pour les parents. Dans ce temps-là, les différences s'assument mieux. Bien sûr que mes parents ont eu un choc quand j'ai affirmé mon orientation sexuelle. Quels parents n'en auraient pas? Tous les parents souhaitent une vie sans embûches pour chaque enfant qu'ils mettent au monde. Une fois le choc absorbé, ils m'ont juste dit d'aller mon chemin et qu'ils seraient toujours là si j'avais besoin d'eux.
Le bar où Nicole et moi arrivons, la gorge desséchée par notre longue marche, est bondé. Une table se libère au moment où on désespère d'être assises. Nous y prenons place et je commande rapidement un pichet de bière rousse, notre préférée à toutes les deux. Une fois la consommation payée et la bière versée, les paroles de Nicole me prennent par surprise et m'étonnent. Elle a ma main libre dans les siennes et me la serre tout en la caressant.
Les yeux de Nicole, que je trouve si beaux et lumineux, sont remplis de larmes.
Elle pleure peu ma Nicole; j'imagine que c'est encore un héritage de sa famille. Pourtant, pleurer, ça nettoie et ça enlève le trop-plein. On voit pas mal plus clair ensuite.
Moi, mon opinion est faite sur ses parents; la seule façon de les faire avancer vers plus d'acceptation serait de les déstabiliser par la vérité. Mais ce n'est pas à moi de leur dire cette vérité, c'est à Nicole. La seule chose que je peux faire est de l'écouter dans ce qu'elle a commencé à me partager.
Je fouille dans mes poches et je lui trouve un petit bout de ce qui devait être, à l'origine, un kleenex complet. Je le lui mets sous le nez en attendant sa réaction qui ne tarde pas à venir.
Je la laisse retenir ses reniflements et je pars à la recherche de quelque chose de plus consistant. Je reviens avec un rouleau de papier hygiénique et le pose sur la table. Le fou rire nous reprend pendant que Nicole se sert abondamment et se mouche.
La serveuse passe. Nicole recommande deux pintes de rousse. Il y a un je ne sais quoi qui illumine son visage. De la fierté, sans doute.
Je fais signe que oui et nous partons. En passant près du métro Beaudry, trois jeunes skin heads nous accostent de manière agressive et nous lancent les saloperies d'usage. L'un des trois nous dit qu'un homme c'est bien meilleur.
Nicole lui réplique du tac au tac : "Va t'en chercher un dans ce cas-là!".
Des sons en progression, 1989
La méthode phonétique au niveau débutant, 1990
Nouvelles du monde, 1990
Le niveau intermédiaire...à découvrir, 1991
Le niveau avancé : un tournant qui s'écrit, 1991
Voyage dans le temps, 1992
Trois Contes, 1993
Pour l'amour de la Chanson, 1996
La traversée du tunnel, 1997
Prenez le Tour de lire, 1998
Le Tour de lire remercie le Secrétariat national à l'alphabétisation et le gouvernement du Québec pour leur soutien financier.
Conception et rédaction des textes
Michèle David
Correction
Line Robitaille
Édition et impression
Imprimerie RDI
Tour de lire 1999