Table des matières

Le novice

  • Mario, si je te dis que je suis capable, c'est que je suis capable! Ma blonde arrête pas de me répéter que je suis comme Jacques Villeneuve au volant de...
  • Primo Robert, ou Bob ou Bobby, je...
  • Bobby. Ma blonde m'appelle toujours Bobby, elle...

Mario frappe du poing sur la table. Ses deux principaux acolytes, Dédé et Manu, installés au bar de la résidence, se retournent vivement, inquiets pour la suite. Quand Mario, leur chef, tape du poing, c'est qu'il est excédé au plus haut niveau. Plus souvent qu'autrement, c'est un gars calme, réfléchi et calculateur. Manu est le plus troublé par la sortie de Mario car c'est lui qui a amené Bobby pour le job de chauffeur. Ils doivent attaquer une banque dans quelques jours. Le temps presse.

  • La ferme! Je me fous de ce que ta copine pense de toi! T'es pas dans le billard minable où Manu t'a ramassé en train de faire tes paris idiots en faisant le coq. Ici t'es chez moi et tu la boucles! Ton numéro de singe savant, garde-le pour les imbéciles dans ton genre! T'es pas la seule copie de Villeneuve que je peux trouver! Vu?

Bobby est totalement figé. Il n'a jamais pris qu'on lui parle sur ce ton. Ceux qui ont essayé l'ont toujours regretté. Même quand il était en dedans, son côté hargneux et ses règlements par les poings l'avaient fait craindre des autres prisonniers. Mais là, il voit dans le regard de Mario qu'il est mieux d'avaler la pilule.

  • Vu!
  • Vu qui?

Bobby n'hésite qu'un bref instant pour répondre. Il veut ce job par dessus tout. S'il l'a, il aura plein de fric, il pourra épater les copains et Nancy restera avec lui. Il la sent lui échapper et ça il ne peut le supporter.

  • Vu chef!

Au bar, Manu respire un peu mieux. Lui aussi l'a échappé belle. Il a bien vu le regard en coin que lui a fait Mario. S'il avait fallu que la rencontre tourne au vinaigre, il en aurait porté la responsabilité. Mario ne l'aurait pas tué, c'est pas ça. Mario ne tue pas; il fait pire. Il fait circuler ton nom et plus aucun réseau digne de ce nom ne veut de toi. Tu redeviens un minable juste bon pour des petits coups foireux.

Il y a deux jours, Manu avait brossé à Mario un rapide portrait de Bobby. "Un nerveux, genre petit coq de basse-cour qui monte sur ses ergots pour moins que rien. Mais derrière un volant, là, tu peux me croire, c'est tout un crack. Pour les virages pied au fond et les dérapages contrôlés, c'est le gars qu'il nous faut. Il va bien remplacer Ric."

Ric, immobilisé au Mexique par une grave infection virale, est leur chauffeur habituel.

Faire une banque sans bavures, c'est une manche importante à gagner, mais fuir rapidement, c'est remporter le match. Ric, avec sa sûreté au volant, remportait la finale à tout coup.

Manu avait pourtant averti Bobby de fermer sa petite gueule de prétentieux. "Attends après l'entrevue, se dit-il, je vais te faire voir comment j'explique plus clairement mon point de vue!"

Mario est calmé. Les grandes gueules du genre de Bobby le font devenir colérique rapidement. Il en connaît d'ailleurs la raison mais c'est chaque fois pareil, il ne peut retenir son agressivité. Son petit frère, Marcello, était du même genre que Bobby et il est maintenant six pieds sous terre. Une bataille de ruelle à la sortie d'un bar parce qu'un gars avait trop reluqué sa blonde. Combien de fois Mario a tenté de lui mettre du plomb dans la tête mais c'était peine perdue. Marcello était comme le père, un chien enragé qui mordait sans raisons. Lui, Mario, tient plus de sa mère un tempérament froid et calculateur. C'est pour ça qu'il est toujours en vie et à la tête d'un trio de braqueurs de banques et de bijouteries.

Bobby se dandine sur place, attendant que le chef reprenne la parole. Il aimerait fumer mais n'ose pas demander la permission. Il imagine la tête de Nancy quand il lui apprendra qu'il a été choisi par Mario. Elle qui rêve de fourrures et de voitures de luxe va être servie. Avec ce job, Bobby est sûr de la garder. Nancy aime trop l'argent et ce qui vient avec: drogues de qualité supérieure et soirées folles qui se terminent à l'aube. Il la tient bel et bien. Il va jouer avec elle comme le chat avec la souris et il la laissera tomber quand lui le décidera Il aura ainsi sa revanche sur toutes les humiliations qu'elle lui a fait subir.

Mario se lève et se dirige vers Bobby. Sa démarche est aussi silencieuse et ondulée que celle d'un félin.

  • Ok! Je t'explique mon organisation. Toi, tu te tais et tu écoutes! Après, tu dis oui ou non. Si tu dis oui, ça veut dire que tu te soumets entièrement à mes ordres. Si tu dis non, ça veut dire que tu quittes ce bureau en oubliant où il se trouve et ce qui s'y est dit. Je sais que Manu t'a expliqué cela en gros mais tu me fais l'effet de quelqu'un à qui on doit répéter pour être sûr que c'est clair. J'ai pas du tout envie que tu interprètes tout croche. C'est compris?
  • Compris chef! J'écoute de mes deux oreilles. Dites! C'est vrai ce qu'on dit, que vous mystifiez les flics?

Sur un geste de Mario, Bobby s'assoit sur un fauteuil de cuir véritable qu'il avait remarqué comme le reste du mobilier. "C'est ça avoir de la classe", pense-t-il. Il regrette aussitôt d'avoir choisi ce fauteuil; ses pieds touchent à peine le sol et il se sent diminué encore une fois par sa petite taille. Est-ce que Mario est conscient de son trouble? Bobby, mine de rien, tente de se placer sur le bord du fauteuil. Sa tentative est tellement visible et malhabile que les trois hommes, qui n'avaient rien remarqué, percent alors le malaise de Bobby. Manu se met à rire, bientôt suivi par le gros et grand Dédé. Le teint de Bobby vire au cramoisi sous l'effet de la honte et de la colère. Seul Mario ne rit pas. Il semble attendre la suite. Bobby se sait coincé; il voudrait bien faire ravaler à Manu et Dédé leurs rires moqueurs mais alors, adieu le job. "Fais pas le con, fais pas le con, se répète-t-il à plusieurs reprises. Dis-toi que c'est un test pour voir si tu peux rester calme. Ris avec eux."

  • Les gars, pas besoin d'être grand pour manœuvrer un volant, sinon je ne serais pas ici.

Bobby s'installe confortablement dans le fauteuil en laissant pendre dans le vide ses courtes jambes. Il voit, au regard de Mario, qu'il a eu la bonne répartie. Intérieurement, il bout autant mais ça ne lui paraît plus dans le visage.

  • Maintenant que la récréation est terminée, passons aux choses sérieuses. Tu me demandais, Bobby, pour les flics. Eh bien, c'est très simple! Pour tout le monde, je suis un comptable qui a un bureau et des clients. Voilà pour ma couverture. J'organise tous les coups sans être sur les lieux. Comment les flics pourraient-ils faire le lien? Entre les flics et moi, le seul pont possible, c'est vous, les exécutants. Demande à Manu et Dédé s'ils ont envie de me donner à la police!

C'est Dédé le silencieux qui prend la parole.

  • Faire une banque, on pense que c'est facile! Tu entres, tu fais peur, tu prends le fric que tu peux et tu t'évapores au plus vite dans la nature. Souvent, tu te retrouves avec un petit magot qui s'envole vite et tu recommences le même scénario jusqu'à ce que la chance te quitte. T'as qu'à demander à tous ceux qui se sont fait prendre; ils te disent toujours qu'il y a eu une banque de trop. C'est soit un gardien plus futé que les autres ou un gérant qui se prend pour un héros l'espace d'un moment. Ni l'un ni l'autre ne sont plus là pour voir leur photo dans les journaux parce que la panique ou la rage ont fait tirer le voleur. Le seul qui a le temps de bien voir et de revoir sa photo, c'est le con qui s'est mis la police sur le dos. Il est à l'ombre et il en a pour des années à regarder son visage d'imbécile tiré en milliers d'exemplaires. Moi, j'appelle ça travailler en amateur. Depuis que je bosse pour Mario, je suis passé professionnel et je ris de tous ces petits minables qui font des banques à toutes les semaines pour des peanuts.

Dédé se lève et se délie les muscles. C'est rare qu'il parle autant. Son admiration pour le cerveau de Mario date du premier succès de leur trio lors d'un braquage à une Banque Royale. Une réussite totale parce que tout avait été pensé dans les moindres détails par Mario. Il repense souvent à ce premier coup organisé et au sentiment de puissance qu'il a eu à voir les enquêteurs patauger pour trouver un début de piste.

Il reprend la parole, voulant transmettre à Bobby l'intérêt qu'il y a à faire partie d'une organisation, plutôt que de tout faire seul avec le risque de rater parce qu'on analyse pas assez ce qui peut arriver comme imprévus et comment y faire face. Dédé a une mauvaise impression depuis que Bobby est là. Il regrette la perte de Ric. S'il pouvait décider seul, il renverrait cette demi-portion vite fait. Mais leur prochain gros coup est prévu pour dans trois jours. Dédé n'a pas confiance en ce jeunot, mais il a une confiance aveugle en Mario et Manu.

  • Depuis que je travaille pour Mario, je me fais un fric fou. J'ai juste à bien exécuter mon boulot quand on est à l'intérieur d'une banque ou d'une bijouterie. C'est pas plus compliqué que ça! Moi, mon rôle est de surveiller tout le monde et de leur faire assez peur pour qu'il n'y ait aucun mouvement de bravoure ou de panique. Manu s'occupe du fric parce que c'est un rapide. C'est comme ça depuis nos débuts et jamais on a eu à se servir de nos armes. Laisse-moi te dire que le magot qu'on se fait vaut largement le temps de préparation que Mario exige de nous. On parle en termes de millions.

Les yeux de Bobby sont semblables à ceux d'un enfant à qui on offre le cadeau dont il rêvait. Il entend toujours Dédé qui explique, mais en même temps, il imagine la tête de Nancy lorsqu'il lui apprendra qu'une équipe de professionnels est venue le chercher, lui Bobby, pour ses qualités de chauffeur. Il veut remplacer ce Ric que Manu lui a tant vanté. Il va tellement leur en jeter plein la vue que c'est Ric qui aura l'air d'un novice comparé à lui.

Pendant que les pensées de Bobby vagabondent en tout sens, Mario explique tous les détails de la poursuite simulée qui servira de test pour embaucher ou non Bobby. Des complices à eux joueront le rôle de policiers. Il y aura un élément de surprise en cours de route et ce sera à Bobby de tirer son épingle du jeu.

Bobby s'aperçoit tout à coup du silence qui s'est installé dans la pièce. On semble attendre qu'il prenne la parole, mais comme il était perdu dans ses pensées, il a oublié d'écouter les derniers propos. C'est le chef qui le sort d'embarras d'une façon brutale.

  • Es-tu sourd en plus d'être con? Je déteste me répéter. C'est oui ou c'est non?
  • Oui, oui, chef! C'est oui.
  • Ok! Tu pars immédiatement avec Manu et Dédé leur montrer ce que tu sais faire. S'ils me disent que tu as bien passé le test, tu seras des nôtres. On t'expliquera alors notre prochain coup en détail.

Mario se lève; c'est le signal que l'entrevue est bel et bien terminée. Bobby flotte dans les nuages, même s'il ne sait pas en quoi consiste le test. Il n'a rien à craindre; aucune voiture ne résiste à ses mains d'artiste et aucune route, aussi sinueuse soit-elle, ne lui fait peur.

Le soir tombe. Manu, Dédé et Bobby vont dans les Laurentides, là où les routes parallèles donnent des sueurs à ceux qui n'ont pas d'assurance au volant. Là où les voitures de flics brillent par leur absence. C'est le terrain de pratique de simulation d'une fuite. Bobby vient de comprendre ce qu'il n'a pu entendre comme paroles dans le bureau. Manu est dans le siège passager et vient de lui dire qu'à date, c'est du gâteau et que tout se déroule bien. Bobby se rengorge. Il voit apparaître, dans le rétroviseur, une Chrysler bleue qui vient d'une intersection. Manu l'a aussi vue; c'est la voiture convenue.

  • Ça y est Bobby! Tu fais comme si c'était des vrais flics qui nous poursuivent.

Bobby enfonce l'accélérateur. Il exige de la Pontiac tout le jus qu'elle a. Rapidement, il prend de la distance; c'est tellement facile pour lui. Dédé, assis derrière, lui tape sur l'épaule. Bobby est heureux de cette marque d'estime pour son talent. On le reconnaît enfin.

Soudain, une autre voiture, celle-là aussi convenue d'avance et surgie de nulle part, se dessine subitement devant Bobby. Le choc des ferrailles est atroce à entendre et ne pardonne rien.

C'est la surprise dont avait parlé Mario et que Bobby, tout à ses rêves de gloire, n'avait pas entendue.

Le novice a raté son examen de passage.

La différence

  • Regarde-toi! Tu te mets dans tous tes états encore une fois! C'est toujours la même chose après la visite de tes parents. Ils te rendent malade pour au moins deux jours. Il serait vraiment temps, Nicole, que tu leur dises ce qu'il en est pour nous deux. Tout serait enfin clair et on arrêterait de jouer au jeu de cache-cache.

Depuis un an que Nicole est entrée dans ma vie, c'est la sixième fois, au moins, que je lui répète les mêmes phrases. Je vois bien, à son attitude fermée, que je m'adresse encore à un mur. Je n'en peux plus de faire attention à mes paroles et à mes gestes chaque fois qu'un membre de sa famille vient la visiter. Je me dois de l'ébranler suffisamment pour qu'elle bouge. Je préférerais, de beaucoup, la prendre dans mes bras et la cajoler, mais ça ne réglerait pas son problème, qui est devenu le mien, puisque je l'aime.

  • Quand je te regarde aller, Nicole, j'ai l'impression que nous deux on a une maladie honteuse. Avant de te rencontrer, j'ai jamais eu à cacher mon homosexualité. Depuis que je suis avec toi, tu m'obliges à taire ce qui est naturel pour moi.
  • Mais toi, Renée, t'as pas des parents comme les miens! Tu les a entendus! Tu sais comment ils parlent des gais et des lesbiennes. T'as vu mon frère Jacques quand il se moque des "tapettes" comme il dit. À l'écouter, c'est comme des mouches qui te tournent autour. Tu prends la tapette et hop, un bon coup! Bye bye la mouche! Et toi, tu veux que je leur dise quoi? Que je suis aussi une mouche!

L'image que me renvoie Nicole est tellement drôle que j'éclate de rire. Je me lève et je la prends dans mes bras. Mon rire est si communicatif que nous voilà, toutes les deux, à se tordre et à se tenir les côtes. "Bzz! Bzzz!" que je lui fais, en lui tournant autour et en lui disant qu'elle est Jacques et que moi, je suis elle. Notre petit jeu nous détend. C'est toujours ainsi. J'aime l'humour de Nicole. Plus la situation est émotive, plus elle se sert de son humour pour dédramatiser. J'aime Nicole.

  • Allez! Viens! On va se balader un peu et prendre une bière. Fais brûler de l'encens dans le salon! Ça va enlever l'odeur de tes parents.

Dehors, un soleil éclatant nous attendait, comme pour nous dire de ne pas trop s'en faire avec les problèmes de la vie. Que le temps nettoyait tout, bien mieux que les cols bleus de la ville ne le faisaient ces temps-ci. Nicole et moi, on devait constamment regarder par terre où l'on posait les pieds; un nid-de-poule n'attendant pas l'autre.

J'étais justement en train de chialer sur nos services publics quand notre voisine de palier, madame Lavallée, nous aborda.

  • Avez-vous vu, les filles, ce beau soleil? J'arrive de la rue Saint-Denis. La vraie ruée vers les terrasses. Pas eu moyen de me trouver un petit coin tranquille! Ce qui fait que je vais m'asseoir sur mon balcon pour prendre un bon jus de fruits. Ça va me désaltérer!

Madame Lavallée, c'est le phénomène de notre rue. Elle y est née, elle a acheté la maison de ses parents qui voulaient aller finir leurs jours à la campagne et elle y a élevé toute sa marmaille. Il ne lui reste plus qu'une jeune de seize ans à mettre sur les bons rails. Après, elle pourra pleurer tout son soûl la mort de son mari, survenue il y a deux ans. Un accident bête à l'usine où il travaillait depuis vingt-cinq ans. Il y a eu enquête et beaucoup d'argent; c'est pas ça qui lui a rendu son cher disparu mais il y a eu de la bouffe sur la table tous les jours.

Avec cette voisine, les cartes ont été claires dès le début. Elle savait qu'elle s'adressait à un couple de femmes. Elle nous l'a demandé carrément dès notre première rencontre.

  • Y'a pas de gêne à avoir! On prend son bonheur de la façon qu'on veut, du moment qu'on est bien. La chambre à coucher, ça ne regarde personne d'autre que nous. C'est bien la seule place qui nous reste d'ailleurs!
  • Ah! Si tout le monde pouvait penser comme vous, lui avait rétorqué Nicole, estomaquée par tant de bon sens chez une femme beaucoup plus âgée que sa mère. C'est pas si simple que ça!
  • Mais si! C'est simple! Le vivre et laisser vivre, ça devient simple quand on le met en pratique. C'est Ernest, mon défunt, Dieu ait son âme, qui m'a appris à me poser des questions avant de juger. C'était un bel homme, croyez-moi! Et sage avec ça! Il savait faire la part des choses et la différence entre ce qui est important de ce qui ne l'est pas. Il savait aussi aller plus loin que les apparences.

Depuis cette rencontre, Nicole, qui a dix ans seulement de plus que Céline, la fille de madame Lavallée, fait un peu, beaucoup, partie de leur maisonnée. Céline confie certains de ses secrets de jeune adulte à Nicole, qui peut plus facilement se mettre dans sa peau que sa mère ou moi qui ai sept ans de plus que Nicole.

  • Vous allez où, les amoureuses? Dans le quartier gai ou dans un des nombreux bars hétéros de la rue Saint-Laurent ou d'ailleurs? nous demande madame Lavallée.
  • Ça, c'est une fichue de bonne question! que je lui réponds. Prenons-nous le ghetto homo où il n'y a pas de différences ou choisissons-nous un bar hétéro en prenant une chance de se tromper sur l'âge, la musique, la bouffe, la façon de danser, le type de revenus qu'on a et je ne sais plus trop quoi d'autre. Finalement, madame Lavallée, pour sortir, c'est plus facile d'être homosexuel!
  • Tut! Tut! T'aurais un préjugé contre les hétéros, Renée, que ça ne me surprendrait pas! me réplique madame Lavallée, en riant.
  • Bien au contraire! Ils me font de la peine quand je les vois analyser si tel bar leur convient. Nous, la question ne se pose pas! Peut-être qu'on aura un jour, nous aussi, à se casser la tête pour aller danser ou prendre un verre, mais aujourd'hui, on sait où on va.

Nicole et moi reprenons paisiblement notre balade vers le fleuve par de petites rues. On en profite pour regarder les maisons parce qu'on pense acheter un duplex l'automne prochain. Sur ce sujet, comme sur beaucoup d'autres, Nicole est volubile. En même temps que ça me rassure de l'entendre parler, je me dis qu'elle parle et parle pour m'empêcher de revenir sur le sujet qui me préoccupe tant.

Nicole voit bien que je participe peu, qu'elle monologue seule plus souvent qu'autrement et que je lui réponds par monosyllabes. Elle sait l'acharnement que je peux mettre quand je décide que je veux aller au fond d'une chose. Ce midi, la prestation de ses parents a été la cerise sur le sundae. Comme on dit, la coupe a débordé. Nicole est consciente que je vais enfoncer le clou et que le "ça passe ou ça casse" va être mis en pratique. Ce matin, ses parents ont dépassé la mesure.

Ils sont entrés, ont embrassé leur fille puis m'ont serré la main. C'est toujours comme ça que ça se passe. Après tout, je ne suis qu'une amie co-locataire qui partage le logement! De toute façon, Nicole m'a dit qu'ils embrassaient peu dans sa famille. Sa mère, à qui rien n'échappe, a vu que les draps du lit dans la chambre, qui est celle de sa fille, étaient tout en désordre. Elle a noté que le lit de ma chambre était fait et elle a eu une remarque suave à l'endroit de sa fille.

  • Nicole, quand vas-tu apprendre à avoir de l'ordre? Tu devrais prendre exemple sur ta colocataire!, avait-elle lancé sur un ton de maîtresse d'école rabrouant un enfant de six ans.

Son mari avait renchéri en disant à sa fille que le gars qu'elle épouserait aurait intérêt à être de la catégorie "homme rose".

J'aurais tant aimé leur envoyer, à leurs faces d'hypocrites, le plaisir qu'on avait eu à mettre les draps sans dessus dessous. Le bonheur que ces mêmes draps abritaient nuit après nuit. Mais j'aurais fait mal à Nicole et ça, il n'en était pas question.

Puis ils avaient mangé avec nous, tentant le plus possible d'ignorer ma présence et mes commentaires, tandis que Nicole, elle, faisait tout ce qu'elle pouvait pour m'intégrer à la conversation. Enfin, conversation, le mot est mal choisi! Dans le cas de ses parents, c'est plutôt le mot rabâchage qui conviendrait.

Tout y a passé! Les assistés sociaux, les athées, les immigrants, le sida, les capotes dans les écoles, les skins, les stéroïdes anabolisants, les Indiens et le référendum. Dans l'ordre ou dans le désordre; je ne me rappelle pas trop! Tout, comme je vous dis!

Tout, sauf l'homosexualité! Ce sujet-là, il le laisse à Jacques, leur fils aîné, le porte-parole de leur étroitesse d'esprit. Peut-être que c'est parce qu'ils ont de la misère à bien le prononcer! Ou bien parce qu'ils ont peur. Nicole est la seule célibataire de la famille; tous les autres ont divorcé, même Jacques, pour violence conjugale.

C'est ce matin seulement que j'ai senti tout le courage de Nicole pour supporter une famille semblable. Pour ce courage, je l'admire. Moi, ça a été facile; je viens d'une famille où l'ouverture d'esprit va de soi, où le bonheur de ses membres, c'est ce qui compte le plus pour les parents. Dans ce temps-là, les différences s'assument mieux. Bien sûr que mes parents ont eu un choc quand j'ai affirmé mon orientation sexuelle. Quels parents n'en auraient pas? Tous les parents souhaitent une vie sans embûches pour chaque enfant qu'ils mettent au monde. Une fois le choc absorbé, ils m'ont juste dit d'aller mon chemin et qu'ils seraient toujours là si j'avais besoin d'eux.

Le bar où Nicole et moi arrivons, la gorge desséchée par notre longue marche, est bondé. Une table se libère au moment où on désespère d'être assises. Nous y prenons place et je commande rapidement un pichet de bière rousse, notre préférée à toutes les deux. Une fois la consommation payée et la bière versée, les paroles de Nicole me prennent par surprise et m'étonnent. Elle a ma main libre dans les siennes et me la serre tout en la caressant.

  • Tu sais Renée, ce matin, j'ai eu honte de mes parents et j'ai eu honte de moi de faire semblant. C'est comme si, à quelque part, en me taisant, je cautionnais leurs attitudes rigides vis-à-vis tout ce qui est différent d'eux.

Les yeux de Nicole, que je trouve si beaux et lumineux, sont remplis de larmes.

Elle pleure peu ma Nicole; j'imagine que c'est encore un héritage de sa famille. Pourtant, pleurer, ça nettoie et ça enlève le trop-plein. On voit pas mal plus clair ensuite.

Moi, mon opinion est faite sur ses parents; la seule façon de les faire avancer vers plus d'acceptation serait de les déstabiliser par la vérité. Mais ce n'est pas à moi de leur dire cette vérité, c'est à Nicole. La seule chose que je peux faire est de l'écouter dans ce qu'elle a commencé à me partager.

  • Aurais-tu un kleenex à me passer pour que je me mouche? Renifler ça va bien quand t'es toute seule, mais ça fait du bruit en public et c'est pas joli à entendre. De plus, le mélange est pas épatant avec ma bière.

Je fouille dans mes poches et je lui trouve un petit bout de ce qui devait être, à l'origine, un kleenex complet. Je le lui mets sous le nez en attendant sa réaction qui ne tarde pas à venir.

  • Où veux-tu que j'aille avec ce petit morceau, me rétorque-t-elle, en pleurant et en riant à la fois. Pour un gros chagrin, on a besoin d'une grandeur king size.

Je la laisse retenir ses reniflements et je pars à la recherche de quelque chose de plus consistant. Je reviens avec un rouleau de papier hygiénique et le pose sur la table. Le fou rire nous reprend pendant que Nicole se sert abondamment et se mouche.

  • Mon frère Jacques, c'est le pire de la famille! Les homosexuels, il les déteste encore plus que sa femme qui s'est sauvée de sa violence. Il a déjà battu des homosexuels; il partait en chasse avec des amis pas plus brillants que lui sur le Mont-Royal et fessait tout ce qui ressemblait à un pédé. Moi, j'avais quinze ans et je l'entendais s'en vanter. Tu peux pas t'imaginer comment il me faisait peur! Surtout que je commençais à prendre conscience de ma différence. Je lui ai déjà demandé en quoi ça l'insultait que deux hommes ou deux femmes s'aiment et j'ai jamais su le fond de l'histoire.
  • Peut-être que Jacques ne connaît pas lui-même le pourquoi de sa haine.
  • Ça se peut, comme ça se peut aussi qu'il le sache très bien. C'est pas ça le plus important pour moi aujourd'hui. C'est que j'ai pris la décision de dire à mes parents que j'aime les femmes et que je t'aime particulièrement. J'en ai ma claque que la peur du rejet mène ma vie. Et advienne que pourra, j'assumerai les conséquences. Ça pourra jamais être pire que mon sentiment de honte à cacher ce que je suis véritablement. La peine, ça te quitte un jour tandis que la honte, ça te poursuit indéfiniment. T'as raison Renée, c'est pas une maladie et ma façon d'aimer me regarde moi, et seulement moi.

La serveuse passe. Nicole recommande deux pintes de rousse. Il y a un je ne sais quoi qui illumine son visage. De la fierté, sans doute.

  • Je vais leur dire mais j'ai quand même la chienne. Vas-tu être avec moi?
  • Tu sais bien que oui.
  • Le plus vite va être le mieux. C'est long pour me décider mais quand je suis prête, je suis aussi rapide qu'une gazelle. Espérons seulement que je ne serai pas dévorée par la meute de loups.
  • Faut t'attendre à ce que les loups t'écorchent Nicole! T'as pas un type de famille à t'applaudir! Crois surtout pas à un miracle, sinon tu vas droit à la catastrophe. Fais-le pas en espérant qu'ils te comprennent. Fais-le pour toi et pour ton droit de vivre à ta façon. Qu'est-ce qu'on fait? On joue une partie de billard ou quoi?
  • On retourne chez nous et on achète de quoi se faire un petit souper d'amoureuses. Ça te va comme menu?

Je fais signe que oui et nous partons. En passant près du métro Beaudry, trois jeunes skin heads nous accostent de manière agressive et nous lancent les saloperies d'usage. L'un des trois nous dit qu'un homme c'est bien meilleur.

Nicole lui réplique du tac au tac : "Va t'en chercher un dans ce cas-là!".

Publications du Tour de lire

Des sons en progression, 1989
La méthode phonétique au niveau débutant, 1990
Nouvelles du monde, 1990
Le niveau intermédiaire...à découvrir, 1991
Le niveau avancé : un tournant qui s'écrit, 1991
Voyage dans le temps, 1992
Trois Contes, 1993
Pour l'amour de la Chanson, 1996
La traversée du tunnel, 1997
Prenez le Tour de lire, 1998

Remerciements

Le Tour de lire remercie le Secrétariat national à l'alphabétisation et le gouvernement du Québec pour leur soutien financier.

Crédits

Conception et rédaction des textes
Michèle David

Correction
Line Robitaille

Édition et impression
Imprimerie RDI

Tour de lire 1999